Accueil > Entrants 2015 > Carmen, par Maria Callas
Nous sommes en juin 1964. Un yacht vogue entre deux îles de la mer Égée. En s’approchant, l’on entend un air connu, porté par une voix distinctive : « L’amour est enfant de Bohême… »
Maria Callas se retire une semaine sur l’embarcation de son amant, l’armateur Aristote Onassis. Cette croisière n’est pas un moment de farniente. La soprano gréco-américaine prépare l’un de ses plus grands rôles : Carmen de Georges Bizet.
La répétition a des allures de revanche. Depuis plusieurs années, le bruit circule que Callas perd sa voix. Le timbre s’aggrave, la tessiture se resserre, la conduite de la mélodie se relâche.
Quelques semaines plus tôt, pourtant, Callas est venue à Paris en conquérante. Elle reprend le rôle de sa vie, Norma, à l’Opéra de Paris et suscite un extraordinaire engouement. Certains sceptiques diraient qu’elle reste tranquillement dans les bornes de son répertoire usuel. Sauf que la diva n’a pas dit son dernier mot…
Carmen est un double pari. La Callas s’émancipe du bel canto et interprète pour la première fois un opéra entièrement en français. Surtout, elle change de voix : Carmen est un rôle de mezzo. C’était d’ailleurs un emploi totalement inédit lors de la création de l’opéra, en 1871 : une héroïne indépendante et entreprenante qui garde, jusqu’au bout, la pleine maîtrise de son libre arbitre et s’impose comme un « Don Giovanni au féminin » [1].
L’enregistrement débute le 6 juillet. Il se prolonge sur deux semaines. Le label EMI a sorti les grands moyens. Callas est dirigé par un jeune chef d’orchestre français, George Prêtre. Elle donne la réplique à un habitué du répertoire romantique français, le ténor Nicolaï Gedda. Robert Massard en Escamillo et André Guiot en Micaela complètent ce plateau de grande envergure.
La captation prend place à la salle Wagram. Ce lieu historique des bals parisiens du XIXe siècle a diversifié ses activités. Outre les gravures phonographiques, il accueille également des matchs de boxe. Dans Callas, une vie, le critique Pierre-Jean Rémy revient sur ce contexte cocasse :
Les sessions d’enregistrement ont lieu à la salle Wagram entre deux combats de boxe et un bal de pompiers ou d’anciens élèves d’une école technique — par une chaleur torride.
Ces quelques désagréments sont amplement compensés par l’attention régulière de la presse parisienne. Le succès récent de Norma a fait son œuvre : on ne vient pas s’enquérir des déplacements d’une figure people ; on suit le dernier chef-d’œuvre d’une grande artiste.
La Callas n’est plus une soprano ; elle reste toujours la Callas. Dans sa composition musique de Bizet devient totalement indissociable de l’élan dramatique du livret inspiré de Prosper Mérimée. L’énonciation se fragmente et se déstructure. Dans la Habanera introductive, le lyrisme se fait volontiers sarcastique. Dès le troisième acte, le détachement de la ligne mélodique anticipe sur le détachement de Carmen à l’égard de Don José. Le Carmen de 1964 est ainsi le lieu d’une réinvention artistique ambitieuse.
Sitôt l’enregistrement gravé, la Callas repart sur le yacht d’Onassis. Elle s’apprête à s’engager dans une seconde vie artistique, faite de rôles audacieux et dramatiquement puissants. Elle envisage ainsi d’interpréter Lady Macbeth dans l’opéra de Verdi tiré de Shakespeare. Une succession de déconvenues personnelles en décideront autrement. Carmen restera, avec le film non chanté de Pier-Paolo Pasolini, Medea, le principal témoignage de cette dernière manière de Callas.
- Fiche sur AllMusic.
Article Wikipédia : Maria Callas
Domaine public
Dans la loi française actuelle, les enregistrements passent dans le domaine public au début de l’année suivant le cinquantenaire de leur gravure. Ce droit voisin des interprètes et des producteurs phonographiques n’épuise évidemment pas les droits des compositeurs. L’œuvre de George Bizet et de ses deux librettistes est cependant de longue date dans le domaine public.
Ce cadre légal est en train d’évoluer au détriment du domaine public. La directive européenne 2011/77/UE du 27 septembre 2011 acte un allongement de ce droit voisin de 50 à 70 ans. Un projet de loi en voie d’adoption vise à l’intégrer prochainement dans le code français de la propriété intellectuelle.
En raison de ce gel du domaine public, les enregistrements de la Callas de 1965 ne deviendront un bien commun qu’en 2035. Et, hors épuisement des droits d’auteur, les disques tirent leur révérence du calendrier de l’avent pour vingt ans.
C'est permis !
À partir du 1er janvier, le Carmen de la Callas pourra figurer sur le Wikipédia des partitions et des enregistrements de musique, IMSLP.
[1] Harold C. Schonberg, The Lives of the Great Composers : Volume 2. London : Futura Publications Ltd, p. 35