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En 1927, le compositeur Maurice Ravel souhaite orchestrer des pièces d’Ibéria d’Isaac Albéniz. Des désaccords avec l’ayant-droit mettent à mal tout le projet. Ainsi que le rappelle un collègue de Ravel, Joaquin Nin « Le ballet comme le scénario et la musique étaient couverts et protégés par un formidable réseau de traités, de signatures et de copyright invulnérables (…) Ravel ne cachait plus son mécontentement : “Ma saison est fichue”, “Ces lois sont idiotes”, “J’ai besoin de travailler” » Faute de mieux, il décide d’entreprendre une œuvre nouvelle dans le style espagnol : ce sera le Boléro.
Ironiquement, l’œuvre de Ravel a eu un destin encore plus tortueux que l’Ibéria d’Albéniz. Protégé « par un formidable réseau de traités, de signatures et de copyright », le Boléro était encore, au début du XXIe siècle, la cinquième œuvre française dégageant le plus de droit d’auteur.
Les bénéficiaires de cette manne (entre un et deux millions d’euros annuellement) n’ont pas de lien direct avec Ravel. Mort sans enfant, le compositeur a fait de son frère Édouard son légataire universel. D’Édouard, les droits passent à une employée puis à un étrange consortium conçu par un directeur juridique de la SACEM, Jean-Jacques Lemoine. Ainsi que le constatent les auteurs de Mains basse sur la musique :
si les droits d’auteur de Ravel, comme sa musique, font le tour du monde, c’est par des canaux aussi complexes que secrets : le pactole du Boléro transite par des comptes anonymes, au moyen de multiples sociétés offshore dont on retrouve la trace à Monaco, à Gibraltar, à Amsterdam, aux Antilles néerlandaises et aux îles Vierges britanniques.
Ce montage ne commence à disparaître qu’en 2016 à la faveur d’une complication juridique. Les compositeurs européens disposent d’un "régime" spécial dans le droit d’auteur français. En conséquence de la loi Lang de 1985, les prorogations de guerre s’appliquent toujours pour les œuvres musicales. Ces "prorogations" visaient à compenser le manque à gagner des artistes français pendant les deux guerres mondiales. Elles représentent une durée de 6 ans et 152 jours pour la Première Guerre Mondiale et de 8 ans et 120 jours pour la Seconde Guerre Mondiale.
Dans le cas de Ravel, la protection usuelle de 70 est allongée de 8 ans et 120 jours pour les œuvres parues après le 31 décembre 1920 et de 14 ans et 272 jours pour les œuvres parues avant. En effet, les prorogations partent de la date de la publication de l’œuvre et elles peuvent se cumuler.
Les revenus tirés des droits de Ravel ont joué un rôle déterminant dans l’élaboration et le maintient de ce régime spécial, ainsi que le rappelle Irène Inchauspé :
[Ils obtiennent] gain de cause, ce qui constitue un grand pas en avant pour les éditeurs, les auteurs-compositeurs en général... et pour Ravel en particulier. A raison de 15 millions de francs par an, obtenir une rallonge de vingt ans fait en effet gagner 300 millions, à partager entre l’éditeur et les héritiers du compositeur, un tiers environ pour le premier, le solde pour les seconds !
À la faveur de cet imbroglio législatif (que Ravel qualifierait peut-être également de « loi idiote »), le Boléro n’entre dans le domaine public qu’au 30 avril 2016. L’une des premières œuvres de Ravel, le Menuet Antique de 1895, ne sera libérée que le 29 septembre 2022, soi après quasiment 130 ans de protection !
Si l’œuvre a longtemps attendu (et, pour partie, attend encore), le parcours de Ravel se trouvait déjà, en grande partie, dans le domaine public. Au détour d’une consultation dans les bibliothèques numériques nous pouvons feuilleter l’album d’une vie.
Une partie des archives familiales ont été léguées à la Bibliothèque Nationale de France. Une photographie de classe représente, en 1885, le petit Maurice âgé de 10 ans. Il étudie le piano depuis déjà quatre ans, sous la direction du compositeur Henri Ghys, avec les encouragements assidus de ses parents : « Mon père, beaucoup plus instruit dans cet art que ne le sont la plupart des amateurs, sut développer mes goûts et de bonne heure stimuler mon zèle ».
À la fin des années 1890, la vie de Ravel devient publique et médiatique. C’est ainsi que paraissent les premières recensions de ses œuvres. La Revue Illustré du 15 mai 1898 salue un Menuet Antique inédit, créé par le pianiste Ricardo Viñes lors d’un concert « entièrement consacré à l’école française moderne. » : cette pièce « d’un tout jeune homme fut justement goûté. » La grande presse quotidienne ne tarde pas à découvrir ce prodige, fréquemment étiqueté comme « élève de Gabriel Fauré » (Journal des débats, 13 mai 1901). Devenu son professeur de composition en 1897, Fauré s’attache à « ce très bon élève, laborieux et ponctuel ». Le Ravel, première manière, tient d’un épigone de Fauré. La Pavane pour une infante défunte, si souvent déchiffrée par les pianistes amateurs, ne déparerait pas à la suite de la Pavane op. 50.
Puis Ravel devient un nom en tant que tel, à la faveur d’un nouveau débat entre les anciens et les modernes. Régulièrement candidat du prix de Rome, il échoue tout aussi régulièrement. En 1901, Le Monde illustré se contente de noter, laconiquement que « le deuxième grand prix a été accordé à M. Maurice Ravel ». Les tentatives, tout aussi infructueuses, des années suivantes suscitent des commentaires moins détachées :
sans déprécier les mérites de ces candidats heureux, l’on s’étonna très fort dans le public musical de l’insuccès d’un jeune compositeur, M. Maurice Ravel, qui avait obtenu jadis un second grand prix et qui depuis a donné des marques indubitables de sa haute valeur,… mais n’était point l’élève du professeur récompensé ! » (Revue Universelle).
En raison de sa « haute valeur », Ravel n’est plus identifié l’élève de Fauré mais le confrère de Claude Debussy. L’affiliation à une « école impressionniste » devient récurrente dans la presse : « L’art réfléchi de M. Vincent d’Indy (…) évoquent le souvenir de Puvis de Chavannes et de Fantin-Latour, tandis que l’art coloré de MM. Debussy et Ravel, fait songer aux œuvres chatoyantes de MM. Monet et Anglada » (Revue Littéraire de Paris et de Champagne, 1905).
Sans s’entendre très bien avec l’auteur de La Mer, il assume pleinement son rôle de franc-tireur de la nouvelle musique française. Il polémique avec Vincent d’Indy dans le Courrier Musical : « il y a des règles pour faire tenir debout un bâtiment, aucune pour enchaîner les modulations. » Il est de toutes les avant-gardes : il participe à la rédaction des programmes des ballets russes de Stravinski ; conçus en 1913, Les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé portent autant les échos du blues américain (Placet futile) que du sérialisme à la Schönberg (Surgi de la croupe et du bond).
En 1910, il co-fonde la Société Musicale Indépendante, conçue par opposition à la Société nationale de Musique du compositeur néo-romantique Vincent d’Indy. Cette « belle époque » est soudainement interrompue par la guerre. Recalé en raison de sa petite taille, Ravel se désespère de demeurer à l’écart du front. ll se réfugie dans les classiques : le Tombeau de Couperin est autant une élégie à des proches disparus au combat qu’une citadelle intérieure, à l’écart des ébranlements du siècle.
Puis Ravel revient sur les devants de la scène. Le compositeur introverti devient une véritable star, mondialement connue : il « occupe aujourd’hui à l’égard de l’étranger, en tête des musiciens français, la place prépondérante et représentative échue jadis à Debussy » (Les Nouvelles littéraires, artistiques et scientifiques). À une époque de concurrence croissante entre musiques savantes et populaires, Ravel parvient à se concilier tous les publics : à la popularité jamais démentie du Boléro répond la sophistication du Concert pour la main gauche.
Au début des années 1930, Ravel envisage encore de nombreux projets : un opéra sur Jeanne d’Arc et plusieurs musiques de film. Un accident y met un terme. Un traumatisme crânien, consécutif à un accident de taxi, entraîne une lente dégénérescence. Même si Ravel reste lucide jusqu’au bout, il est incapable de s’exprimer. Ainsi que le constate la biographie romancée de Jean Échenoz, « ses idées, quelles qu’elles soient, lui semblent toujours rester en prison dans son cerveau ». Ravel est le seul à pouvoir entendre ses dernières œuvres, qui ne seront jamais posées sur papier…
Liens externes :
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Article modifié le 3 décembre 2015 : après vérification seule une partie des œuvres de Maurice Ravel tombent dans le domaine public en 2016 (dont l’emblématique Boléro).
C'est permis !
En entrant dans le domaine public, la musique de Maurice Ravel peut être librement copiée et jouée en public. Les musiciens amateurs ou professionnelles peuvent également concevoir des adaptions ou des remix (de la même manière que le Boléro est né initialement d’un remix impossible d’Albeniz). Les mélomanes pourront enfin entendre les enregistrements réalisés par Ravel lui-même et, plus largement, tous ceux dont les droits voisins ont expirés.